À propos d’Intériorités
Texte de Pascale Sablonnières, photographe et auteure, 2018
La laine de mes cheveux rouges m’étouffe et mon ventre te crache dessus. Tu me fais mal, à regarder mon cher visage dans un autre. Contre cette hérédité, je crie, de moi-même, je ris. Suis ligotée à mon histoire, mes bras en sont tombés. Mes organes se tordent, se plient, j’ai mal, je suis vivante, je suis une, je suis évidée, vive et pleine, comme la pleine lune qui me tourne autour, toujours là. Là je m’effiloche, tout coule, mes rires-chagrins, mes intestins, dont tu rejettes l’offrande. Pourtant un met de choix, non ? Tu m’envahis, me creuses des chagrins en fer forgé. Tu luttes pour prendre le dessus. Mes substances vitales s’écartent et te laissent venir en moi. Elles repoussent et sortent de moi, je sors de moi, non je n’ai pas mal. Tu souris de mes besoins d’être ouverte, couverte, recouverte, prise, reprise et encore. Une mariée aux seins-nouilles jusqu’aux pieds voilà ce que j’aurais été si je n’avais collectionné les sexes érigés sur ma jupe. Dis, tu m’aurais aimée, dis, en figure de mariée sacrifiée ?
À Propos des Prises de têtes
Texte de Mylène Bilot, Chargée de mission au LaM, novembre 2015
La pratique de Florence Baudin, dans sa série des Prises de têtes s’élabore contre le régime de contrôle qui maintient les femmes dans une position subalterne. Travaillant à partir du matériau fil, l’artiste tisse les émotions de l’accablement, de la crainte, de l’anxiété… Le geste filé, tissé, brodé, en tant que savoir-faire inscrit dans une technicité ancestrale associée aux femmes, est aujourd’hui réinvesti et revendiqué, par les artistes femmes contemporaines, tel un moyen d’expression à part entière (l’on pense à Annette Messager, Mona Hatoum, Ghada Amer…). Les bustes féminins, emprisonnés de fils, sont contraints au silence. Un silence qui, pour certaines femmes de notre société, s’impose de manière impérative. Les visages sont soustraits, masqués, emprisonnés par ce réseau de fils. La parole ne leur est pas donnée, ces femmes restent muettes. Une forme de mutisme peut en effet définir les manières de tenir le corps qu’imposent aux femmes les processus de socialisation différentielle : retenue, discrétion, courbure du corps, marquent le féminin. Pour le dire autrement, la féminité se normalise dans ce contrôle corporel.
Les visages des sculptures de l’artiste sont résignés, ils semblent accepter ce contrôle. Jouant du contraste entre la fragilité des bustes et la fermeté des liens qui les emprisonnent, la communication est impossible. Cet emprisonnement et ce mutisme font écho à l’obligation de s’effacer imposée aux femmes, à l’invisibilisation de ces dernières dans la vie sociale et politique et, avant tout, dans la langue même (on dit en grammaire que le masculin l’emporte sur le féminin). Les visages s’effacent et disparaissent sous la masse filée qui les emprisonne. L’artiste parle à ce titre d’intériorisation, par les femmes, de la contrainte externe à s’effacer, en utilisant la métaphore du gant de velours qui recouvre la main de fer, pour mettre en évidence cette intériorisation du pouvoir : les bustes laineux sont tels le « gant de velours » qui recouvre la « main de fer », autrement dit le pouvoir est à l’intérieur de l’être. Un lien de dépendance s’établit avec ce pouvoir extérieur qui s’approprie un être de l’intérieur.
Dans cette série des «Prises de têtes», l’artiste propose au spectateur ou à la spectatrice de dépasser sa première réaction spontanée pour accéder à un second état d’analyse consciente. L’œuvre de Florence Baudin exprime une expérience, un vécu, elle porte la marque du ressenti émotionnel de son auteure qu’elle tente de faire partager.
À propos des Vanités
Texte de Pascale Sablonnières, photographe et auteure, 2018
Quand j’étais petite je me déguiserai. J’étais la déesse des femmes, la princesse des autres, je serai la reine du monde, des vivants et des morts pour de vrai. Entre la couronne de la fête des rois de mon père déchu et les aiguilles à tricoter de ma mère absente, je ne prends rien. Mais que reste-t-il dans l’après de l’avant ? Tu es toujours là mon frère mexicain pour jouer à être le martyre, pour danser avec le squelette de la mort. Tu es encore là ma sœur africaine pas prête à être excisée. Tu es là ma tante luzerne qui écrit des serials killers à ne pas dormir. Où j’étais moi qui perdis mes canines à neuf ans ? Demain j’avais mal à la tête, mal au crâne. Hier j’aurai mal au cœur côtes cassées. Je défends ma vie, je déguise mon enfance. Je ne riais pas souvent. Je ne sais pas coudre l’ordre des choses. Je veux un corps comme toi, une mâchoire éternelle pour mordre la galette. Je collectionnerai les coquillages, petite fille. Un collier de perles, de la dentelle pour faire comme si j’étais grande, je serai femme. Donne-moi quelques brillants maman pour être belle, je les déposerai dans la boîte du gisant après, près de toi. Je serai près de toi.
À propos d’Echos
Texte de Marie Deparis-Yafil, philosophe, critique d’art et commissaire d’exposition, 2013
La série des « Echos » résonnent de souvenirs de famille, échos de son histoire et de ce qui se chuchote. Echo aussi de ce que disent les corps, surgissant telles des ombres soudain matérialisées de la surface textile, redoublées de photographies de ces mêmes pièces en volume, prises par l’artiste, et reproduites sur les tissus, sorte de reflets en abîme. Dans un effet de transparence et de profondeur, entre les fils du sisal moulé sur des formes et parsemés de fils colorés, les organes se font formes, idées, laissant le mystère de leur réalité organique intacte. Dans cette dernière série, l’artiste travaille exclusivement sur des pièces de linge ayant appartenu à sa famille manifestant ainsi clairement sa volonté de marquer le sens de cette filiation, d’une histoire. On peut d’ailleurs trouver sur certaines de ces pièces le chiffrage aux initiales familiales, que l’on brodait autrefois sur les trousseaux de mariage. Au-delà de la dimension artisanale et de « l’ouvrage de dame » que peut suggérer son travail, la notion de domesticité l’intérêt pour le monde familier de la « maison » et pour le labeur domestique apparaissent essentiels : bobines, tablier de cuisine, et même fer à repasser ou machine à coudre (« Petites mains ») moulés dans le sisal prennent forme sur ces oeuvres oscillant entre le tableau et la scupture.
Cet intérêt est lié à la notion d’héritage, de transmission d’histoire et de mémoire, de celle empreinte au cœur de ces linges et objets du passé, qui ont vécu et en portent les traces, auxquelles elle va insuffler une forme et une vie nouvelle, non pas en rupture avec le passé, mais au contraire dans un souci de continuité, de réappropriation spatiale et temporelle, de passage ou de passation, de la même manière que le corps est traversé par la mémoire et l’incarne.
À propos d’À bruit secret
Texte de Pascale Sablonnières, photographe et auteure, 2018
Mais où sont passées mes oreilles ? Elles ne sont pas dans le placard près des piles de linges ourlé et brodé. Se seraient-elles cachées prés des secrets illisibles ? Enfouies au fond des malles ? Ont-elles pris le large, enfin soulevées par un vent printanier ?
Non, mes oreilles se sont lovées dans le grenier de l’inconscient, éloignées des liens familiaux. Mes oreilles sont sorties des cavernes archaïques. Libérées mes vieilles jeunes oreilles déformées, suspendues à vos affaires arrangées, à vos récits avantagés. Fini je ne veux plus écouter vos sornettes, vos conseils, vos reproches, vos avis. Je veux renaître, recommencer, être sourde aux dehors, écouter ma voix, suivre ma voie.
Et si on enferme ma mémoire, une autre sortira, presque neuve, et surgiront des brides de passés emmêlées, emberlificotées. Je sais on ne s’en sort pas des histoires mais je me créerais un passé comme il m’aurait plu. Vous ne m’aurez plus. Vous ne m’écoutez pas, vous ne pouvez pas.
Ecoute-moi j’ai le choix entre une oreille et une autre, entre murmurer, crier, hurler, parler, chanter, scander, balbutier, chuchoter, et recommencer à n’en faire qu’à mon gré, selon mon cœur, comme un voleur qui s’envole à son heure. Mon cœur bat trop vite. Il s’étale, se noie, dans ses méandres, ses contradictions. Mais avec un cœur et deux oreilles, c’est assez, on refait le monde, n’est-ce pas, c’est assez.
À propos de Mains en mains
Texte de Pascale Sablonnières, photographe et auteure, 2018
Au fond de la mer, personne ne lui tend la main. La sirène n’en a pas des mains. Au bout du port, l’absence minérale, aucun corps ne m’attend. La vague s’échoue, s’écrase, elle me broie. La mer est là, pas là la mère. Dénudée, décharnée, seule. Seule ma main en cherche une autre, se rétracte, dérape, se resserre, s’ouvre, se réfugie en elle-même, ergote, mégote sur trois plumes et quelques grains de sel.
Les doigts ont lâché prise, le poignet s’est plié, fiché. Donne-moi la main. Non je ne donne rien. Je ne caresse personne, je ne touche pas, je leste l’air, je pèse mes mots, je lèche mes os, je tête ma peau. Plus d’eau, que du sel. Invivable. Les galets ont fossilisé la chair des oursins et la beauté des gants en dentelle ne me protège de rien. J’ai perdu ma peau, j’ai mué. Mes bras partis ailleurs dans les nuages, ils se croisent, brassent l’air, le vide, ils regardent les abîmes marines. Une balance se penche, des crânes m’écument, m’émeuvent sur leur coussin immaculé.
Emporte-moi loin des humains, je marche au bord de la mer, je suis une mer sans mère, une sirène échouée. Protège-moi de tes mains, aime-moi avec tes mains. Ne les laisse pas sous verre tes mains, j’en ai besoin, de tes mains, de mes mains.
À propos de Mémoires
Texte de Pascale Sablonnières, photographe et auteure, 2018
L’odeur de tes mèches dans le vent ne me gêne plus. J’ai rasé mes cheveux.
Les parfums de tes peaux me manquent, je ne caresse plus. Je reste cloîtré parmi les coussins, ils me grattent, c’est presque tendre. Tes odeurs, elles, m’attendent dans chaque ride de tissu, chaque repli de mon corps, chaque recoin d’absence de ton corps. Elles m’étreignent, tu me manques, je me défends contre l’impalpable. Tu es partie, tu m’as laissé tes odeurs. Je respire mal, j’étouffe à plein poumon. C’est doux, c’est ce qui est dur. Je ne te vois plus, je te sens, j’en respire mal. Faudrait que je change d’oreiller, de clés, de dés à jouer et de nez. Je ne sens plus rien. Ta manie de jouer aux allumettes comme une enfant, l’odeur acre du souffre jaune. Même la cheminée a gardé l’odeur de tes papiers brûlés. Je n’écris plus. Envie de mettre le feu au passé. J’ai la tête à l’envers, je vomis, je pue, mais aucune odeur ne s’échappe. À quoi sert le fumet du café, devenu carbonisé pour moi seul. Donne-moi ton nez, je me sentirais mieux, je ne te sentirais plus, je me sentirais vivre. Je vais faire un paquet d’odeurs de toi, le jeter au feu. Regarder les flammes s’exciter, ce sera chaud, ce sera beau, ça brûlera. Je ne sens plus rien, je crois que je crie, je brûle tes vêtements délaissés comme moi abandonné. Je brûle mon passé et le tien. Pour l’odeur demain de toi partie.